JEAN-CLAUDE MONOD
L'un des traits communément cités comme distinctifs des Temps Modernes est la " sécularisation ". Or ce concept, que la pensée allemande, de Hegel à Weber, a constitué en instrument majeur d'interprétation de l'histoire occidentale, est marqué par une profonde ambivalence : s'il peut recouvrir l'idée d'un déclin du religieux comme "secteur dominant" de la vie sociale, il peut aussi bien viser un mouvement de transformation ou de " transfert " de schèmes, de valeurs ou de concepts religieux ou théologiques au plan " mondain ". Selon la perspective adoptée, la physionomie des Temps Modernes s'en trouve changée : la prétention à fournir à la pensée et à l'action des fondements neufs et rationnels n'est-elle pas compromise, s'il s'avère que le contenu essentiel des représentations modernes n'est rien d'autre qu'un ensemble d'héritages judéo-chrétiens sécularisés ?
En mettant au jour la fonction polémique cachée de cette catégorie de la sécularisation, Hans Blumenberg a provoqué dans la pensée contemporaine une vaste discussion. Ainsi, faut-il croire (avec Karl Löwith) que les philosophies de l'Histoire occidentales, et jusqu'à l'idée de Progrès, ne sont que des avatars de " l'Histoire sacrée " judéo-chrétienne ? Doit-on admettre, suivant la " théologie politique " de Carl Schmitt, que les concepts-clés de la théorie moderne de l'État ne seraient que des concepts théologiques sécularisés ? Comment faire la part des héritages dans les Temps Modernes, en refusant ainsi l'image mythique d'un " commencement absolu ", sans pour autant nier les ruptures historiques et sans délégitimer le projet d'émancipation ?